Beaucoup se retiennent de rejoindre mes
cours de danse contemporaine parce qu'ils estiment ne pas être capables,
être trop gros, trop vieux, pas assez souples... ou d'être du mauvais
sexe, le sexe masculin. La danse contemporaine dans les milieux ruraux,
reste associée au spectaculaire, à l'excellence (un concept rattaché
lui-même à l'urbanité). Comment en est-on arrivé là?
La
danse contemporaine des années 60 (mais aussi antérieurement) est née
d'un acte vital : la connaissance et la reconnaissance du corps. Le
corps est le lieu de génération du mouvement. Chaque corps peut ainsi
générer une danse unique et authentique.
La composition en danse contemporaine a restitué à ce corps l'Espace et le Temps comme matières d'études et de conscience.
Les
cours ont préféré l'improvisation comme outil d'apprentissage plutôt
que le miroir et l'imitation des mouvements du professeur.
Enfin,
la composition était enseignée comme l'outil primordial, un outil
existentiel de la présence, de l'énergie, de la communication. Pas de
cours de danse sans cours de composition!
Par
dessus tout, la danse contemporaine des années 60 s'opposait aux codes
esthétiques de la danse moderne. Cette réaction est connue sous le terme
de DANSE POST-MODERNE. Une de ses signatures: l'opposition au
spectaculaire.
En effet,
dès les États-unis des années 60, Anna Halprin et bien d'autres, se
sont distanciés du spectaculaire. Pourquoi? Parce que la danse n'est pas
qu'un art décoratif, qu'elle n'est pas un produit de consommation (tant
pour les publics que les étudiants en danse) et qu'elle ne s'adresse
pas qu'à une élite privilégiée en santé et en origine sociale.
Le No Manifesto d'Yvonne RAINER.
Ce tournant politique et esthétique constitue la base philosophique et pédagogique de mon enseignement.
C'est
celui d'une sociologue-anthropologue et d'une militante qui a dansé et
appris auprès de chorégraphes issus de la nébuleuse du post-moderne.
Dans les masterclasses et morning classes des compagnies bruxelloises,
il y avait des corps de tout âge, de toute condition et de toute
origine. Nous utilisions notre sens du toucher, notre sens du mouvement
et de l'équilibre pour nous sentir danser. Les pratiques somatiques,
Alexander, Feldenkrais percolaient de toutes parts dans ces cours.
Mais,
la danse contemporaine, pour le grand public, continue d'être associée
au spectaculaire. De quoi ce phénomène procède-t-il? Pourquoi,
60 ans après l'émergence de la danse post-moderne, on en est encore à
confondre la danse contemporaine avec un tour de passe-passe ou un tour
de force? Le spectaculaire persiste et signe.
Le
spectaculaire ne pense pas. Hégémonique, il domine naturellement les
esprits en excitant en chacun des archétypes et stéréotypes qui
organisent le monde et le dictent d'une manière irrévocable. "Panem et
circenses", le spectaculaire serait-il le bras armé de la pacification
sociale?
Dit autrement,
le spectaculaire est sublime : il éteint la réflexion, il s'impose, il
submerge les sens. Sur Instagram et FB, nous sommes inondés par des
prouesses physiques spectaculaires de danseurs où la mise en danger du
corps, couplée à la vitesse et la force musculaire, n'est pas sans
rappeler une idéologie de la compétition, de la domination ou de la
tyrannie du "Beau".
Même
dans mon milieu professionnel, relevant des valeurs post-modernes de la
danse, il persiste un réflexe étrange dans la communication
audiovisuelle des pratiques enseignées. Les vidéos présentent un montage
bout à bout des passages les plus subjuguants. Est-ce là notre rôle?
Vers quoi les logiques commerciales, la survie et la culture de
consommation nous poussent-elles? Quels compromis faisons-nous entre le désir
d'attraction et notre éthique en tant qu'héritiers de la danse post-moderne et de ses valeurs?
Le spectaculaire est nécessairement sélectif et artificiel. On
le voit opérer dans les Reels de pro de la danse. Le reel est une
courte vidéo publicitaire compilant tous les aspects les plus tops d'un
artiste. Pour le récepteur du reel, celui-ci influence la perception du
travail, modifie le désir et les motivations de pratiquer et surtout:
tue le Temps et l'Espace qui respirent à travers l'art du mouvement.
Résultats: des néophytes, novices, amateurs (et publics potentiels des
cours et spectacles de danse contemporaine) sont dupés.
Les
professionnels et publics éduqués à la danse contemporaine ne seront
sans doute pas gênés par ces manipulations visuelles, par ce jeu du
sublime. Ils sont privilégiés, ils connaissent les codes. Ce n'est pas
le cas des personnes hors-champ de ce groupe social privilégié. Ce n'est
pas le cas de la majorité des gens que je côtoie en milieu rural, en
Drôme provençale. Eux,
ils sont de facto exclus de la façon la plus subtile qui soit: ils
s'auto-excluent, car non seulement, ils n'ont pas les codes de la
composition mais, plus grave, ils jugent leur corps. Alors que nombreux
aspirent à danser, à s'épanouir dans le mouvement et à se relier via la
composition, les pensées limitantes, conditionnées directement par le
marché et les réseaux sociaux, font barrage: Je suis trop grosse. J'ai
un handicap. Je suis trop vieux. Je ne suis pas assez musclée. Je suis
trop con.
Le sociologue
Bourdieu aurait appelé Violence Symbolique, cette dynamique du biais
informationnel, de l'identification et de l'exclusion qui sévit entre
les privilégiés et les non privilégiés. Mon
travail de pédagogue, même s'il n'en a pas l'objectif déclaré, tord le
cou à cette violence symbolique. Autrement dit, mes méthodes s'adressent
à tous et s'adaptent aux corps en présence. Et pour aller plus loin ensemble, j'aime vous
entraîner à composer, à ce que vous teniez les rennes ou créez les règles du jeu.
Œuvre de toute une vie, se confondant souvent avec elle, l'art de composer
est ce qui me fascine le plus. La composition donne les clés
existentielles du sens du temps, de l'espace, du corps et de la gravité.
Autrement dit, elle donne les clés de compréhension et d'appréhension
de tout dispositif humain ou non-humain. Elle donne du pouvoir.
Le pouvoir n'est pas dans la haute voltige. Il est dans la qualité de composer.
Si danser est une question de pouvoir alors c'est:
- Le pouvoir de s'accepter;
- Le pouvoir de l'Agir et du Non-Agir;
- Le pouvoir de communiquer;
- Le pouvoir de porter et de recevoir le regard;
- Le pouvoir de mesurer son énergie, son investissement, son engagement;
- Le pouvoir de se sentir tout en sentant les autres;
- Le pouvoir de lire une situation sans jugement;
- Le pouvoir de saisir cette situation en regard du contexte actuel;
- Le pouvoir d'être présent.